Si vous lisez ces lignes, il y a de fortes chances pour que vous soyez assis. Prenez un instant pour analyser ce que vous ressentez. Êtes-vous avachi sur votre dossier ? Le siège vous pique-t-il ou vous soutient-il correctement ? Pourriez-vous rester confortablement assis dans cette chaise pendant une heure ? Deux heures ?
De tous temps, les chaises ont joué des rôles variés : trônes pour incarner l’autorité, fauteuils à bascule pour apaiser, ou chaises longues pour se détendre. Mais ce n’est que récemment qu’on a commencé à fabriquer des chaises conçues pour soutenir le corps tel qu’il devrait être assis. C’est grâce à l’ergonomie – une discipline scientifique qui cherche à optimiser la façon dont les humains interagissent avec les objets, les environnements et les systèmes – qu’est née toute une industrie de sièges ressemblant davantage à des « machines de haute performance ». On y trouve des dossiers galbés, des textiles techniques et une multitude de leviers et molettes. Comment en est-on arrivé là ?
L’émergence de l’ergonomie
Les principes ergonomiques existent depuis l’Antiquité. Cependant, l’ergonomie – dont l’étymologie grecque se rapproche de « loi du travail » – est devenue un champ d’étude structuré pendant la Révolution industrielle. À cette époque, l’essor des manufactures et la recherche d’efficacité poussent les ingénieurs à étudier comment outils et méthodes de travail pourraient augmenter la productivité. Parallèlement, la posture devient un sujet de préoccupations morales et médicales : on théorise l’« hygiène de l’assise » et on conçoit du mobilier visant à faire adopter une « bonne » posture, souvent résumée à : « dos droit, torse immobile ». Comme l’expliquent les historiens David Yosifon et Peter N. Sterns dans une étude sur la posture, ces préoccupations reflétaient surtout les valeurs d’une classe moyenne attachée à l’étiquette, plutôt que de véritables preuves scientifiques. Malgré tout, les sièges de l’époque anticipent déjà certains éléments-clés de l’ergonomie moderne, comme le soutien lombaire, l’assise pivotante et les roulettes.
Mais c’est au milieu du XXe siècle que l’ergonomie devient véritablement une discipline scientifique à part entière. La Seconde Guerre mondiale, avec son accélération technologique, joue un rôle majeur : ingénieurs et concepteurs comprennent qu’il faut tenir compte des « facteurs humains » (physiologie, psychologie, cognition) lors de la conception de véhicules ou d’appareils complexes. Un cas célèbre : plusieurs pilotes aguerris de l’aviation militaire s’écrasaient en tentant d’atterrir leur bombardier. Un psychologue de l’armée de l’air découvrit que les manettes de l’appareil se ressemblaient trop, si bien que les pilotes confondaient les leviers de train d’atterrissage et de volets. En modifiant leur forme et leur ergonomie, les accidents chutèrent considérablement.
Cette prise de conscience, à l’origine liée aux cockpits, s’est depuis propagée à toutes sortes d’objets : le manche d’un épluche-légume, les poignées d’une paire de ciseaux, la souris d’ordinateur ou la chaise de bureau.
Du design industriel aux mesures standardisées
L’ergonomie se popularise notamment grâce à l’influent designer industriel Henry Dreyfuss. Connu pour son thermostat rond, il publie en 1955 Designing for People, dans lequel il explique que son rôle est de rendre l’environnement et l’humain plus compatibles. Pour cela, Dreyfuss collabore fréquemment avec des médecins, conçoit des objets « adaptés » et rassemble des données sur la morphologie humaine. Il met alors en place des guides de dimensions types pour le design, basés sur la taille et la stature moyennes des hommes et des femmes. Son approche est largement adoptée dans l’industrie, ouvrant la voie à une standardisation de masse.
Au fil des avancées médicales, des nouvelles techniques d’imagerie et de la découverte du fonctionnement complexe de la colonne vertébrale, l’ergonomie poursuit son évolution. Dans les années 1960 et 1970, la science médicale s’intéresse davantage à la biomécanique et à l’anatomie spinale ; des méthodes de mesure du confort s’appuient sur des données objectives – pression exercée sur les disques lombaires, activité musculaire – plutôt que sur de simples ressentis. De quoi encourager les designers à se pencher sérieusement sur la chaise de bureau, car on comprend mieux la façon dont la position assise influence la concentration et la circulation sanguine, sans parler de la fatigue et de la douleur dorsale.
Les sièges ajustables : un tournant pour le confort
Dans la foulée, plusieurs concepteurs imaginent des sièges capables de s’adapter aux mouvements et aux préférences du corps : dossiers inclinables, mousse moulée pour soutenir la région lombaire, accoudoirs réglables, hauteur modulable… L’un des grands principes qui s’impose à cette époque est d’encourager la « posture dynamique », c’est-à-dire d’éviter la position figée et de permettre au corps de bouger. Un designer précurseur énonce même dix critères de confort, soulignant l’importance de soutenir la zone sacro-lombaire, de laisser s’incliner le bassin ou encore de favoriser la circulation du sang dans les jambes. Les campagnes publicitaires de l’époque mettent alors l’accent sur les multiples postures permises par ce nouveau type de chaise : on y voit des travailleurs s’avachir au téléphone, se pencher en arrière pour réfléchir ou croiser les jambes sous le bureau.
À mesure que les recherches avancent, la conception des sièges se perfectionne. On voit notamment apparaître, dans les années 1990, des toiles en suspension à la place de la mousse traditionnelle : ces matériaux respirants et élastiques épousent la forme du corps et suppriment les points de pression. Le concept se démocratise peu à peu, si bien que la plupart des chaises de bureau « ergonomiques » disponibles aujourd’hui – dans le haut de gamme comme dans les boutiques plus abordables – recourent aux textiles techniques et structures en suspension.
Une diversité de corps… pour des sièges standardisés
Un des dilemmes de l’ergonomie réside dans le fait que les sièges sont fabriqués en série, tandis que les corps, eux, varient énormément. L’approche « taille moyenne », qui provenait notamment des travaux de Dreyfuss, a donc ses limites. Certains concepteurs prennent conscience de cette difficulté et se détournent de l’idée de l’« usager standard ». Désormais, on s’intéresse davantage à la prise en compte d’un large éventail de morphologies, qu’il s’agisse de répartir correctement le poids, d’ajuster la profondeur de l’assise ou d’inclure des mécanismes plus complexes pour une inclinaison plus fine.
Rester assis plus longtemps… ou apprendre à se lever ?
Les chaises ergonomiques ont si bien rempli leur mission qu’elles permettent désormais de rester des heures au bureau sans trop de gêne. Pourtant, on sait aujourd’hui que l’inactivité prolongée est source de nombreux problèmes de santé : augmentation du risque de diabète, de maladies cardiovasculaires ou encore de certains cancers. Les médecins le rappellent souvent : « assise prolongée » rime avec « mauvaises habitudes », au point que l’on entend parfois dire que « s’asseoir est le nouveau fumer ». Les concepteurs ne peuvent pas résoudre ce problème de sédentarité à coup de réglages ou de matelassages ; au mieux, ils créent des sièges « actifs », qui poussent l’utilisateur à basculer régulièrement d’une posture à l’autre, voire des chaises exprès inconfortables pour inciter à se lever plus souvent.
D’autres designers, tel Peter Opsvik dans les années 1970, ont introduit la fameuse phrase : « La meilleure posture est toujours la suivante ». Autrement dit, aussi bien conçu qu’il soit, un siège ne remplacera jamais la nécessité de faire des pauses, de se lever et de marcher. L’enjeu, au fond, n’est pas de s’asseoir de manière parfaite, mais de bouger suffisamment pour préserver sa santé.
Conclusion
Du trône majestueux destiné à asseoir le pouvoir, aux chaises de bureau à mécanismes sophistiqués conçues pour soutenir le dos et maintenir la concentration, notre rapport à la position assise a considérablement évolué à travers l’histoire. L’ergonomie, nourrie par des recherches en médecine, en psychologie et en ingénierie, a donné naissance à des sièges plus ajustables et plus confortables que jamais. Pourtant, la révolution ergonomique nous rappelle aussi nos limites : aucune chaise, aussi « parfaite » soit-elle, ne peut compenser la sédentarité. Comme le soulignait déjà un pionnier du design : bouger, changer de posture, s’accorder des pauses reste le meilleur moyen de préserver le bien-être et d’éviter ce fameux mal de dos qui, depuis si longtemps, accompagne notre mode de vie sédentaire.